mercredi 16 mai 2012

LE TAILLEUR



Depuis quelques mois, suite à un accident vasculaire cérébral,[1] il ne marche plus.
Par la Grâce d’Allaah, il a encore l’usage de la parole et sa mémoire n’est pas atteinte : Alhamdo lillaah.[2]
Je l’ai de temps à autre au téléphone.
Nous échangeons un peu et parlons parfois de « lhanoute ».[3]
Il était tailleur.[4]
Il a ouvert lhanoute en 1957.[5]
Lhanoute a constitué une sorte de point de ralliement des personnes qu’il connaît et elles sont nombreuses.
Cet espace professionnel a été un lieu animé, un lieu de rencontres.
Des idées y étaient exposées, des événements commentés, des nouvelles apportées, des informations partagées et des blagues racontées.[6]
Des personnes de tous les âges, de toutes les conditions s’y retrouvaient.
Les niveaux d’instruction étaient variés.
Le tailleur, tout en travaillant, participait à l’ambiance, alimentait et entretenait cette atmosphère que tout le monde appréciait, et à laquelle les apprentis étaient attachés.[7]
Les apprentis étaient au nombre de deux ou trois.
« Lm’ellm »[8] n’a jamais voulu leur apprendre à confectionner des vestes : il a toujours refusé de transmettre ce savoir, car il craignait que l’apprenti formé ne le quitte pour ouvrir une boutique concurrente.
J’ai essayé, sur ce point comme sur d’autres, de le faire changer d’avis tout en sachant que c’était peine perdue : le tailleur ne change pas d’avis.
Je l’appelais « maa ymkenech »,[9] parce que c’était sa réponse à quiconque voulait le faire changer d’avis justement.
J’allais souvent à lhanoute.
Quelques mois avant l’A.V.C. mon neveu, enseignant universitaire et journaliste, m’a envoyé un message sur internet où il me disait, entre autres :
« J’aime visiter « lhanoute ».
Dans cette petite « boutique », vieille de plusieurs décennies, une sérénité parfumée de l’histoire authentique, populaire de Khémisset,[10] me procure une tranquillité sans limite.
Je regarde cette vieille rue qui résiste encore au temps, je contemple les petits murs de la « boutique » à l’intérieur, sur lesquels reposent de vieilles coupures de journaux et de vieux magazines où l’on voit des « vedettes » du cinéma français portant des costumes des années soixante, donnés en exemple par le tailleur « chic » et « classe » que personne, PERSONNE a-t-il insisté, ne sollicite aujourd’hui.
C’est fini regrette t-il, fini le temps où il travaillait ».[11]
En répondant, j’avais écrit entre autres :
« Ce que tu dis sur le tailleur, sur sa « boutique » et le reste parle à mon cœur et subitement mes yeux s’embrument ».
J’étais adolescent dans les années soixante et je me rendais à lhanoute avec le frère du tailleur qui était collégien comme moi.
Un autre frère du tailleur est devenu mon professeur d’éducation physique.
Il jouait au club de football et était populaire.
J’aimais jouer au football, sport que j’ai longtemps pratiqué.
J’assistais assez régulièrement aux matchs du club de Lkhmiçaate.
C’est ce qui m’a poussé à écrire ce texte[12] daté de 1992 :
« Les joueurs savent faire quelques prouesses avec le ballon, mais poussent l’enthousiasme du public jusqu’à l’extase en ayant surtout recours aux coups de poing.
À la mi-temps, le score est de un but à zéro en faveur de Lkhmiçaate, dans une confrontation qui l’oppose à une équipe de Faas.[13]
Chaque fois qu’il est question d’une équipe de Faas, le public Zmmourii[14] est en transe.
Généralement, avant la fin de la première partie de jeu, les portes s’ouvrent pour permettre l’accès gratuit au stade.
Avant cette ouverture, les enfants qui n’ont pas quatre ou cinq rials[15] pour payer, grimpent sur des eucalyptus, vers l’enceinte du souq,[16] en face du stade et arrivent ainsi à suivre plus ou moins le match du haut de leur observatoire.
Il leur arrive par moments d’oublier qu’ils sont sur un arbre et qu’ils ne sont pas entièrement libres de leurs mouvements.
Cela provoque certaines chutes qui ne sont pas toujours bénignes.
La nouvelle parvient presque aussitôt au stade qui est alors déserté parce que tout le monde veut porter secours aux victimes de la passion du sport.
Lorsque l’équipe de Lkhmiçaate n’est pas en très grande forme, les portes s’ouvrent dès le premier quart d’heure de jeu afin que les encouragements du public, renforcé par l’ardeur des sans sous, insufflent aux joueurs plus de désir de vaincre et plus de volonté de puissance.
Le stade de Lkhmiçaate est entouré par un mur pas très élevé, surveillé par « lmkhazniyaa »,[17] forces dites de l’ordre, sur des chevaux, afin d’en faire le tour sans arrêt et tenter ainsi d’empêcher les sans sous qui ne veulent pas attendre l’ouverture des portes, de l’escalader.
Il n’y a pas de tribunes.[18]
Autour du terrain de jeu proprement dit, des petites barrières séparent les joueurs des spectateurs.
Mais elles n’empêchent nullement les admirateurs de les enjamber[19] pour aller donner un coup de main à leurs vedettes.
Lmkhazniyaa interviennent alors, puis, grâce à de gros bâtons et à la crainte qu’inspirent les chevaux fonçant à bride abattue,[20] ils arrivent à stopper pour un temps l’élan de solidarité.
L’équipe de Faas vient d’égaliser.
Un spectateur crie :
─ Ce sont des agneaux, faites en du « chwaa »[21] ou laissez-moi en faire du « boulfaaf ».[22]
Un joueur faaçii[23] se retourne, regarde en direction du spectateur et lance :
─ Lorsque ton équipe viendra jouer chez nous, nous en ferons une « bstilaa » et aaah…
Il n’a pas eu le temps de finir sa phrase.
Un tireur d’élite lui a envoyé une pierre au genou et il s’est effondré en hurlant.
─ Drôle de manière de faire une bstilaa, enchaîne un troisième spectateur.
Un autre demande :
─ C’est quoi une bstilaa ?[24]
Un chant est alors improvisé, repris par les supporters de l’I.Z.K. à partir des termes de chwaa, boulfaaf et bstilaa.
Des femmes, dont les mères de quelques joueurs, lancent des « zghariite ».[25]
Le match continue.
Coup de sifflet de l’arbitre.
Un joueur vient de rater le ballon, mais pas le ventre de son adversaire.
Pénalty pour l’équipe de Faas.
Silence.
Un silence lourd, entrecoupé par le hennissement de quelques chevaux.
Le goal n’a même pas eu le temps de bouger.
C’est un but.
Lkhmiçaate perd.
D’une seule voie, le public hurle :
Brûlons l’arbitre.
Lmkazniyaa surveillent les barrières.
Une mère s’est évanouie.
Trois coups de sifflet.
Fin du match.
Lkhmiçaate gagnera la prochaine fois ine chaa-e Allaah.[26]
En attendant, les insultes pleuvent.
Les pierres aussi.
L’arbitre avance vers les barrières.
Va-t-il s’offrir en sacrifice à la foule déchaînée ?
Il s’adresse au public en tamazighte.[27]
C’est le miracle.
Il est Zmmourii.[28]
C’est donc un bon arbitre.
Trop bon peut-être, mais la générosité des imazighn[29] est bien connue.
Décidément, Faas a encore « lbaraka »,[30] il faut bien l’admettre ».
C’est à cette époque, c'est-à-dire dans les années soixante, lors d’un séjour en France, que le tailleur a fait un stage et a obtenu un diplôme, une « reconnaissance professionnelle au niveau international » dont il est toujours fier.
Ce diplôme est accroché au mur de lhanoute.
Il a été peut-être le premier tailleur à Lkhmiçaate qui faisait des costumes à l’européenne.[31]
Le tailleur a toujours refusé, obstinément, même lorsque les clients se faisaient rares, de coudre des vêtements « traditionnels » en soulignant qu’il est tailleur diplômé de France et non couturier du souq.[32]
D’un premier mariage, le tailleur a eu une fille[33] que je voyais de temps à autre et pour laquelle j’ai de l’affection.
Dans les années soixante dix, ma sœur de six ans plus âgée que moi,[34] était divorcée[35] et habitait un logement en face de lhanoute.
Elle a épousé le tailleur et ils ont eu deux enfants.[36]
Il a toujours fait ce qu’il a pu pour ne jamais la contrarier.
C’est un mari et un père aimant.
Lorsqu’il venait en France, il me rendait toujours visite.
Je faisais de mon mieux avec mon épouse pour bien le recevoir, et l’aider matériellement, afin que tout se passe dans de bonnes conditions. [37]
Aujourd’hui, il se déplace en chaise roulante.
À quoi pense t-il en regardant des enfants courir ?
Flots de pensées.
Averses d’images.
Afflux de sensations.
Que dire de ce qui s’en va et comment parler de ce qui demeure ?
Que dire de ce qui cesse et comment parler de ce qui commence ?
Que dire de ce qui a été et comment parler de ce qui sera ?
Ainsi sont les jours qu’Allaah répartit entre les êtres : Alhamdo lillaah.
Qu’Allaah nous couvre de Sa Miséricorde.[38]


BOUAZZA


[1] A.V.C.
[2] La louange est à Allaah.
[3] La boutique.
[4] D’après le sens donné à ce terme par l’occupant français qui ne considérait comme tailleur que la personne apte à confectionner un costume à l’européenne.
[5] Selon le calendrier dit grégorien.
L’année suivant celle de l’indépendance dans l’interdépendance octroyée par l’occupant français au sultanat du Maroc, transformé en monarchie héréditaire, dite de droit divin, régime au service de l’impérialo-sionisme, fondé sur la continuation de l’imposture, la tyrannie, le crime, la torture, la débauche, la corruption, le pillage et autres.
[6] Le tout avec les précautions d’usage dans un régime de dictature sanguinaire.
[7] Il n’était pas rare que ces rencontres soient agrémentées de thé à la menthe, de café, de boissons gazeuses, de biscuits et autres.
[8] Celui qui sait, le patron.
[9] Ce n’est pas possible.
[10] Lkhmiçaate.
[11] Le tailleur était également joueur de football à l’U.S.K. (Union Sportive de Khémisset), club appelé par la suite, et aujourd’hui encore, I.Z.K. (Ittihaad Zmmouri de Khémisset).
Il a toujours aimé le sport et pratiquait aussi le tennis et autres.
Il est aujourd’hui âgé de plus de soixante dix ans.
Et après avoir travaillé plus de cinquante ans, il n’a, comme des millions de personnes au Maroc, ni retraite, ni aucune autre protection sociale.
[12] Un peu romancé.
[13] Fès.
[14] De Zmmour (le r roulé), Zemmour.
[15] Vingt ou vingt-cinq centimes de francs, moins d’un centime d’euro à l’époque.
[16] Souk, marché (il n’est plus au même emplacement aujourd’hui, mais a lieu toujours le mardi).
[17] Forces répressives.
Singulier lmkhznii ou mkhznii, du mot lmkhzn ou mkhzn qui signifie dépôt et qui, au Mghrib, désigne le pouvoir du sultan (du roi depuis le colonialisme et l’octroi de l’indépendance dans l’interdépendance).
[18] Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Il y a même une pelouse.
[19] Ou de passer par-dessous.
[20] Les moyens de répression sont aujourd’hui plus modernes et la France, dans le cadre de l’indépendance dans l’interdépendance, continue de s’occuper de ce marché et de beaucoup d’autres.
[21] Mchwii, méchoui, viande grillée.
[22] Brochettes de foie d’agneau entouré de crépine.
[23] De Faas.
[24] Pastilla, plat très fin se présentant sous forme de galette avec, entre autres, une farce de pigeons et d’amandes.
Depuis des années déjà, ce plat peut être confectionné avec des fruits de mer, des légumes et autres.
[25] Cris de joie, you-you.
[26] Si Allaah veut.
[27] Langue berbère.
[28] Zemmouri, de zmmour.
[29] Imazighen, imazighene, berbères.
[30] Le r roulé, la bénédiction, la baraka.
Pour qui s’intéresse à certaines analyses sur la psychologie dite de masse, il y a là matière à réfléchir sur la politique de segmentation, de fractionnement, de morcellement et autres de la mémoire collective, attaquée depuis des lustres par ceux qui la pourrissent en aiguisant et en opposant des particularismes pour détruire l’ensemble.
[31] Ou le deuxième, car le père plus âgé d’un camarade dont la boutique donnait sur l’avenue principale, avait commencé un peu avant lui.
Mais a-t-il eu un diplôme français, une reconnaissance internationale″ ?
[32] Khyyaate bchchahaada dfraneçaa machii khyyaate dssouq.
[33] Épouse et mère, elle vit toujours à Lkhmiçaate.
[34] Elle était enseignante.
Depuis quelques années, elle est à la retraite.
[35] Elle avait un fils qui est décédé en 1993 dans un accident de la route.
[36] Un fils installé en Allemagne (géniteur d’une fille qui vit avec sa mère) et une fille mariée en France.
J’ai connu sa mère, sa sœur, ses nièces et d’autres membres de la famille.
[37] Après l’obtention du baccalauréat par sa dernière fille, il l’a accompagné pour l’installer en France comme étudiante.
Ma sœur, avec laquelle je n’avais pratiquement plus de contact, lui a imposé de ne pas m’associer à l’arrivée de ma nièce en France et de ne pas me voir avant que cette installation ne soit réglée.
C’est dire que lorsqu’il s’est présenté à la maison, je n’ai pas attendu pour lui faire, immédiatement et sans ménagement, part de mon mécontentement au sujet de la manière dont il s’est comporté.
Nous avons dîné ensemble sans rien nous dire et il est reparti le lendemain matin.
Du temps a succédé au temps, il est revenu à la maison à la maison en France et nous nous sommes retrouvés.

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