Depuis quelques mois, suite à un
accident vasculaire cérébral,[1] il ne
marche plus.
Par la Grâce d’Allaah, il a
encore l’usage de la parole et sa mémoire n’est pas atteinte : Alhamdo
lillaah.[2]
Je l’ai de temps à autre au téléphone.
Nous échangeons un peu et parlons
parfois de « lhanoute ».[3]
Il était tailleur.[4]
Il a ouvert lhanoute en 1957.[5]
Lhanoute a constitué une sorte de
point de ralliement des personnes qu’il connaît et elles sont nombreuses.
Cet espace professionnel a été un
lieu animé, un lieu de rencontres.
Des idées y étaient exposées, des
événements commentés, des nouvelles apportées, des informations partagées et
des blagues racontées.[6]
Des personnes de tous les âges,
de toutes les conditions s’y retrouvaient.
Les niveaux d’instruction étaient
variés.
Le tailleur, tout en travaillant,
participait à l’ambiance, alimentait et entretenait cette atmosphère que tout
le monde appréciait, et à laquelle les apprentis étaient attachés.[7]
Les apprentis étaient au nombre
de deux ou trois.
« Lm’ellm »[8] n’a
jamais voulu leur apprendre à confectionner des vestes : il a toujours
refusé de transmettre ce savoir, car il craignait que l’apprenti formé ne le
quitte pour ouvrir une boutique concurrente.
J’ai essayé, sur ce point comme
sur d’autres, de le faire changer d’avis tout en sachant que c’était peine
perdue : le tailleur ne change pas d’avis.
Je l’appelais « maa ymkenech »,[9] parce
que c’était sa réponse à quiconque voulait le faire changer d’avis justement.
J’allais souvent à lhanoute.
Quelques mois avant l’A.V.C. mon
neveu, enseignant universitaire et journaliste, m’a envoyé un message sur
internet où il me disait, entre autres :
« J’aime visiter
« lhanoute ».
Dans cette petite
« boutique », vieille de plusieurs décennies, une sérénité parfumée
de l’histoire authentique, populaire de Khémisset,[10] me
procure une tranquillité sans limite.
Je regarde cette vieille rue qui
résiste encore au temps, je contemple les petits murs de la
« boutique » à l’intérieur, sur lesquels reposent de vieilles
coupures de journaux et de vieux magazines où l’on voit des
« vedettes » du cinéma français portant des costumes des années
soixante, donnés en exemple par le tailleur « chic » et
« classe » que personne, PERSONNE a-t-il insisté, ne sollicite
aujourd’hui.
C’est fini regrette t-il, fini le
temps où il travaillait ».[11]
En répondant, j’avais écrit entre
autres :
« Ce que tu dis sur le
tailleur, sur sa « boutique » et le reste parle à mon cœur et
subitement mes yeux s’embrument ».
J’étais adolescent dans les
années soixante et je me rendais à lhanoute avec le frère du tailleur qui était
collégien comme moi.
Un autre frère du tailleur est
devenu mon professeur d’éducation physique.
Il jouait au club de football et
était populaire.
J’aimais jouer au football, sport
que j’ai longtemps pratiqué.
J’assistais assez régulièrement
aux matchs du club de Lkhmiçaate.
C’est ce qui m’a poussé à écrire
ce texte[12] daté de 1992 :
« Les joueurs savent faire
quelques prouesses avec le ballon, mais poussent l’enthousiasme du public
jusqu’à l’extase en ayant surtout recours aux coups de poing.
À
la mi-temps, le score est de un but à zéro en faveur de Lkhmiçaate, dans une
confrontation qui l’oppose à une équipe de Faas.[13]
Chaque fois qu’il est question
d’une équipe de Faas, le public Zmmourii[14] est
en transe.
Généralement, avant la fin de la
première partie de jeu, les portes s’ouvrent pour permettre l’accès gratuit au
stade.
Avant cette ouverture, les
enfants qui n’ont pas quatre ou cinq rials[15] pour
payer, grimpent sur des eucalyptus, vers l’enceinte du souq,[16] en
face du stade et arrivent ainsi à suivre plus ou moins le match du haut de leur
observatoire.
Il leur arrive par moments
d’oublier qu’ils sont sur un arbre et qu’ils ne sont pas entièrement libres de
leurs mouvements.
Cela provoque certaines chutes
qui ne sont pas toujours bénignes.
La nouvelle parvient presque
aussitôt au stade qui est alors déserté parce que tout le monde veut porter
secours aux victimes de la passion du sport.
Lorsque l’équipe de Lkhmiçaate
n’est pas en très grande forme, les portes s’ouvrent dès le premier quart
d’heure de jeu afin que les encouragements du public, renforcé par l’ardeur des
sans sous, insufflent aux joueurs plus de désir de vaincre et plus de volonté
de puissance.
Le stade de Lkhmiçaate est
entouré par un mur pas très élevé, surveillé par « lmkhazniyaa »,[17]
forces dites de l’ordre, sur des chevaux, afin d’en faire le tour sans arrêt et
tenter ainsi d’empêcher les sans sous qui ne veulent pas attendre l’ouverture
des portes, de l’escalader.
Il n’y a pas de tribunes.[18]
Autour du terrain de jeu
proprement dit, des petites barrières séparent les joueurs des spectateurs.
Mais elles n’empêchent nullement
les admirateurs de les enjamber[19] pour
aller donner un coup de main à leurs vedettes.
Lmkhazniyaa interviennent alors,
puis, grâce à de gros bâtons et à la crainte qu’inspirent les chevaux fonçant à
bride abattue,[20] ils arrivent à stopper
pour un temps l’élan de solidarité.
L’équipe de Faas vient
d’égaliser.
Un spectateur crie :
Un joueur faaçii[23] se
retourne, regarde en direction du spectateur et lance :
─ Lorsque ton équipe viendra
jouer chez nous, nous en ferons une « bstilaa » et aaah…
Il n’a pas eu le temps de finir
sa phrase.
Un tireur d’élite lui a envoyé
une pierre au genou et il s’est effondré en hurlant.
─ Drôle de manière de faire une
bstilaa, enchaîne un troisième spectateur.
Un autre demande :
─ C’est quoi une bstilaa ?[24]
Un chant est alors improvisé,
repris par les supporters de l’I.Z.K. à partir des termes de chwaa, boulfaaf et
bstilaa.
Des femmes, dont les mères de
quelques joueurs, lancent des « zghariite ».[25]
Le match continue.
Coup de sifflet de l’arbitre.
Un joueur vient de rater le
ballon, mais pas le ventre de son adversaire.
Pénalty pour l’équipe de Faas.
Silence.
Un silence lourd, entrecoupé par
le hennissement de quelques chevaux.
Le goal n’a même pas eu le temps
de bouger.
C’est un but.
Lkhmiçaate perd.
D’une seule voie, le public
hurle :
Brûlons l’arbitre.
Lmkazniyaa surveillent les
barrières.
Une mère s’est évanouie.
Trois coups de sifflet.
Fin du match.
Lkhmiçaate gagnera la prochaine
fois ine chaa-e Allaah.[26]
En attendant, les insultes
pleuvent.
Les pierres aussi.
L’arbitre avance vers les
barrières.
Va-t-il s’offrir en sacrifice à
la foule déchaînée ?
Il s’adresse au public en
tamazighte.[27]
C’est le miracle.
Il est Zmmourii.[28]
C’est donc un bon arbitre.
Trop bon peut-être, mais la
générosité des imazighn[29] est
bien connue.
Décidément, Faas a encore
« lbaraka »,[30] il
faut bien l’admettre ».
C’est à cette époque,
c'est-à-dire dans les années soixante, lors d’un séjour en France, que le
tailleur a fait un stage et a obtenu un diplôme, une « reconnaissance
professionnelle au niveau international » dont il est toujours fier.
Ce diplôme est accroché au mur de
lhanoute.
Il a été peut-être le premier
tailleur à Lkhmiçaate qui faisait des costumes à l’européenne.[31]
Le tailleur a toujours refusé,
obstinément, même lorsque les clients se faisaient rares, de coudre des
vêtements « traditionnels » en soulignant qu’il est tailleur diplômé
de France et non couturier du souq.[32]
D’un premier mariage, le tailleur
a eu une fille[33] que je voyais de temps à
autre et pour laquelle j’ai de l’affection.
Dans les années soixante dix, ma
sœur de six ans plus âgée que moi,[34]
était divorcée[35] et habitait un logement
en face de lhanoute.
Elle a épousé le tailleur et ils
ont eu deux enfants.[36]
Il a toujours fait ce qu’il a pu
pour ne jamais la contrarier.
C’est un mari et un père aimant.
Lorsqu’il venait en France, il me
rendait toujours visite.
Je faisais de mon mieux avec mon
épouse pour bien le recevoir, et l’aider matériellement, afin que tout se passe
dans de bonnes conditions. [37]
Aujourd’hui, il se déplace en chaise
roulante.
À
quoi pense t-il en regardant des enfants courir ?
Flots de pensées.
Averses d’images.
Afflux de sensations.
Que dire de ce qui s’en va et
comment parler de ce qui demeure ?
Que dire de ce qui cesse et
comment parler de ce qui commence ?
Que dire de ce qui a été et
comment parler de ce qui sera ?
Ainsi sont les jours qu’Allaah
répartit entre les êtres : Alhamdo lillaah.
Qu’Allaah nous couvre de Sa
Miséricorde.[38]
BOUAZZA
[1]
A.V.C.
[2] La
louange est à Allaah.
[3] La
boutique.
[4]
D’après le sens donné à ce terme par l’occupant français qui ne considérait
comme ″tailleur″ que la personne apte à
confectionner un costume à l’européenne.
[5] Selon
le calendrier dit grégorien.
L’année suivant celle de ″l’indépendance dans
l’interdépendance″ octroyée par
l’occupant français au sultanat du Maroc, transformé en monarchie héréditaire,
dite de ″droit divin″, régime au service de
l’impérialo-sionisme, fondé sur la continuation de l’imposture, la tyrannie, le
crime, la torture, la débauche, la corruption, le pillage et autres.
[6] Le
tout avec les précautions d’usage dans un régime de dictature sanguinaire.
[7] Il
n’était pas rare que ces rencontres soient agrémentées de thé à la menthe, de
café, de boissons gazeuses, de biscuits et autres.
[8] Celui qui sait, le patron.
[9] Ce n’est pas possible.
[10] Lkhmiçaate.
[11] Le
tailleur était également joueur de football à l’U.S.K. (Union Sportive de
Khémisset), club appelé par la suite, et aujourd’hui encore, I.Z.K. (Ittihaad
Zmmouri de Khémisset).
Il a toujours aimé le sport
et pratiquait aussi le tennis et autres.
Il est aujourd’hui âgé de
plus de soixante dix ans.
Et après avoir travaillé
plus de cinquante ans, il n’a, comme des millions de personnes au Maroc, ni
retraite, ni aucune autre protection sociale.
[12] Un
peu romancé.
[13] Fès.
[15]
Vingt ou vingt-cinq centimes de francs, moins d’un centime d’euro à l’époque.
[16]
Souk, marché (il n’est plus au même emplacement aujourd’hui, mais a lieu
toujours le mardi).
[17] Forces répressives.
Singulier lmkhznii ou
mkhznii, du mot ″lmkhzn″ ou ″mkhzn″ qui signifie dépôt et qui, au
Mghrib, désigne le pouvoir du sultan (du roi depuis le colonialisme et l’octroi
de ″l’indépendance dans
l’interdépendance″).
[18] Ce n’est plus le cas
aujourd’hui.
Il y a même une pelouse.
[19] Ou de passer par-dessous.
[20] Les moyens de répression
sont aujourd’hui plus modernes et la France, dans le cadre de ″l’indépendance dans
l’interdépendance″, continue de
s’occuper de ce marché et de beaucoup d’autres.
[21] Mchwii, méchoui, viande
grillée.
[22] Brochettes de foie
d’agneau entouré de crépine.
[23] De Faas.
[24] Pastilla, plat très fin
se présentant sous forme de galette avec, entre autres, une farce de pigeons et
d’amandes.
Depuis des années déjà, ce plat peut être confectionné
avec des fruits de mer, des légumes et autres.
[26] Si Allaah veut.
[27]
Langue berbère.
[28]
Zemmouri, de zmmour.
[29]
Imazighen, imazighene, berbères.
Pour qui s’intéresse à
certaines analyses sur la psychologie dite de masse, il y a là matière à
réfléchir sur la politique de segmentation, de fractionnement, de morcellement
et autres de la mémoire collective, attaquée depuis des lustres par ceux qui la
pourrissent en aiguisant et en opposant des ″particularismes″ pour détruire l’ensemble.
[31] Ou
le deuxième, car le père plus âgé d’un camarade dont la boutique donnait sur
l’avenue principale, avait commencé un peu avant lui.
Mais a-t-il eu un diplôme
français, ″une reconnaissance
internationale″ ?
[32]
Khyyaate bchchahaada dfraneçaa machii khyyaate dssouq.
[33] Épouse et mère, elle vit toujours à Lkhmiçaate.
[34] Elle
était enseignante.
Depuis quelques années,
elle est à la retraite.
[35] Elle
avait un fils qui est décédé en 1993 dans un accident de la route.
[36] Un
fils installé en Allemagne (géniteur d’une fille qui vit avec sa mère) et une
fille mariée en France.
J’ai connu sa mère, sa
sœur, ses nièces et d’autres membres de la famille.
[37]
Après l’obtention du baccalauréat par sa dernière fille, il l’a accompagné pour
l’installer en France comme étudiante.
Ma sœur, avec laquelle je
n’avais pratiquement plus de contact, lui a imposé de ne pas m’associer à
l’arrivée de ma nièce en France et de ne pas me voir avant que cette
installation ne soit réglée.
C’est dire que lorsqu’il
s’est présenté à la maison, je n’ai pas attendu pour lui faire, immédiatement
et sans ménagement, part de mon mécontentement au sujet de la manière dont il
s’est comporté.
Nous avons dîné ensemble
sans rien nous dire et il est reparti le lendemain matin.
Du temps a succédé au
temps, il est revenu à la maison à la maison en France et nous nous sommes
retrouvés.
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