vendredi 7 décembre 2012

ARCHIVES



Il y a presque une trentaine d’années, j’ai demandé à mon père de raconter par enregistrement son parcours en l’associant à la situation du Maroc et de ses populations.
Il ne s’était pas empressé de concrétiser cette idée.
J’ai insisté cependant et il a fini par accepter.
Je m’occupais de la transcription et lui envoyais les textes.
Au bout de trois cassettes, prétextant que son état de santé ne lui permettait pas de fournir les efforts que nécessitait ce travail, il avait décidé de ne pas continuer.
En dépit de mes lettres insistantes et de mes appels téléphoniques, je ne suis jamais arrivé à le faire changer d’avis.
Je pense qu’il s’était rendu compte qu’il allait se trouver dans l’obligation de parler, même s’il ne le voulait pas, de certaines choses, et qu’il n’avait aucun moyen de contrôle de l’usage qui pouvait être fait de son récit.
Ces cassettes permettent d’avoir quelques informations sur certains évènements, mais sont d’un intérêt limité.
Mon père entretenait des relations multiples et variées avec « les autres », mais limitait les rapports avec beaucoup de ses enfants, et des membres de « sa famille », au strict minimum.
Il s’appliquait à entretenir une distance à laquelle il tenait énormément.[1]
Cela s’est traduit par des liens compliqués que connaissent des « familles » décomposées.[2]
J’avais sept ou huit ans.[3]
Nous habitions au quartier de l’Océan.[4]
Notre maison avait un patio où j’aimais jouer et auquel je repense avec douceur.
Nous occupions le rez-de-chaussée, ma belle-mère, mes sœurs, mes frères et moi.
Mon père, lui, avait le premier étage où son épouse le rejoignait la nuit.
Pour y accéder, mon père passait cependant par notre espace et y restait un peu parfois.
À notre tour, nous empruntions les allées de son territoire pour monter à la terrasse.
Il en a toujours été ainsi.
Une sorte de coexistence dont il avait établi les règles.
À Casablanca,[5] dans les années soixante, il occupait un poste « important » dans « l’administration ».
Nous habitions une grande maison qui était occupée par une famille colonialiste de France.[6]
Au rez-de-chaussée, nous avions deux grands salons dont un avec de grandes baies vitrées qui s’ouvraient sur le jardin auquel on pouvait accéder et retrouver la rue par une porte secondaire assez discrète.
De cette sorte, des visiteurs pouvaient arriver et repartir sans être vus par les autres occupants de la maison qui n’étaient pas au salon ni au jardin du côté de la porte discrète.
Ce salon était réservé à mon père qui y recevait assez régulièrement, de nombreuses personnes.
Partout, il recevait beaucoup de monde.
J’ai ainsi appris, au cours du temps, certaines choses sur des hommes dont il a été largement question au cours de divers événements relatifs au Maroc de « l’indépendance dans l’interdépendance ».[7]
Toujours dans les années soixante, mon père a été muté à Agadir,[8] encore en reconstruction après le tremblement de terre de 1960.
Il avait ainsi à sa disposition d’énormes moyens matériels, pour l’époque et par rapport au pays.
Nous habitions à une dizaine de kilomètres, à Inezgane.[9]
La maison de fonction avait été également, dans le passé, occupée par une famille colonialiste de France.
Elle était encore plus grande que celle de Casablanca.
Avec une piscine, un terrain de tennis,[10] et un superbe jardin.[11]
Des années plus tard, je ne sais plus à quelle occasion, et je ne me rappelle pas du lieu, il est revenu sur cette période, afin de m’entretenir d’un événement survenu pendant son travail.
Il ne me parlait presque jamais de son travail.
La journée venait de commencer, lorsqu’une femme venue de France a demandé à le voir.
En la recevant, celle-ci lui a exposé qu’elle vivait à Agadir, et voulait qu’il l’aide en lui permettant de consulter les archives, pour compléter sa documentation concernant une reconstitution du parcours de sa famille dans la région.
Les archives ?
Quelles archives ?
Mon père n’allait pas lui dire que c’était le dernier souci de « l’administration » au Maroc.
Il s’est renseigné auprès des agents qui lui ont fait savoir que dans un coin de la cave, étaient conservés des cartons avec de vieux papiers laissés par les français, et qu’en dépit de divers événements, du tremblement de terre, des déménagements, ces cartons avaient suivi, personne ne savait comment, et sans que personne n’ait jamais cherché à savoir ce qu’ils contenaient exactement.
Mon père a autorisé la femme venue de France à regarder ce qu’il y avait dans ces cartons, et de prendre son temps.
Elle était très contente, et a passé plusieurs jours à éplucher cette documentation.
Et un matin, elle est montée voir mon père dans son bureau, et lui a tendu un dossier : C’était ce que l’administration colonialiste notait au sujet de mon père et ce, jusqu’à la veille de « l’indépendance dans l’interdépendance », alors qu’il était dans la région, à Tafraoute,[12] non loin d’Agadir.
Cet épisode peut s’ajouter à ce que j’ai transmis jusqu’à présent concernant mon père : Des petites touches, qui peuvent servir à en faire le portrait.
Un de mes neveux, enseignant universitaire et journaliste, que je vois de temps à autre en France, a parlé un peu de mon père sur son « blog », au mois de novembre 2006.
Avec sa sensibilité et son goût de l’élaboration, il a cherché à mettre en relief quelques points des multiples facettes de son grand-père maternel, et concluait ainsi :
« Il y a quelques jours à Rabat, j’ai vu de loin, mon grand-père. Il était assis à la terrasse d’un café, face à la mer. Ses yeux ne fixaient ni les vagues, ni l’horizon. Ils fixaient le néant. Aujourd’hui, je me sens incapable de porter un jugement de valeur sur sa personne, ou bien sur sa carrière, ou bien sur ses actes. Je peux à la rigueur, porter un jugement de fait, sans plus. Un personnage de roman, voilà. C’est, je crois, tout ce que je suis capable de dire ».[13]



BOUAZZA


[1] Personne ne disait rien quant aux graves dysfonctionnements dus aux places que nous avions, parents, frères et soeurs au sein de cette famille.
Je ne disais rien non plus par exemple sur les injustices criantes, liées aux préférences accordées, aussi bien par mon père que par ma belle-mère à l’un de nous qui a toujours profité d’une situation particulière qui lui permettait d’occuper une place immense, peut-être laissée vacante je ne sais pas comment, ni par qui.
Il a peut-être servi de comblement à je ne sais quoi.
Il s’agit du fils aîné de la troisième épouse de mon père.
Il n’y en avait que pour lui.
Il ramenait tout à lui.
Faisait ce qu’il voulait.
Obtenait tout ce qu’il désirait.
Encore aujourd’hui, en dépit de son âge, il est dans ce que les psy appellent la toute puissance″.
Et il poursuit ses pratiques d’usurpateur qui remontent à loin.
[2] Avec sa première épouse, mon père a eu deux enfants (un garçon et une fille).
Avec la seconde, ma mère, cinq (trois fille et deux garçons).
Avec la troisième épouse,  huit  (cinq garçons et trois filles).
Mon père a épousé une autre femme pendant sa retraite et ils ont eu deux enfants (une fille et un garçon).
En parlant des enfants, il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’après avoir été divorcée par mon père, la première épouse s’est remariée et a eu un enfant (un garçon).
Lorsque ma mère a été divorcée par mon père, elle a épousé en deuxième et dernières noces son cousin et ont eu quatre enfants (trois filles et un garçon).
Avec une autre femme, mon père a eu un garçon que j’ai rencontré à Paris, après le décès de mon père.
À ma connaissance, sans compter ma soeur décédée en 1970, j’ai vingt frères et sœurs.
Mon père a eu peut-être d’autres enfants que je ne connais pas.
[3] C’était en 1957-1958 (selon le calendrier dit grégorien).
Le Maroc colonisé par la France, venait d’accéder à  l’indépendance dans l’interdépendance(en 1956).
J’avais trois ans, lorsque le mariage de ma mère et de mon père s’est achevée par un divorce.
Mon père a fait ce qu’il fallait pour arracher à ma mère les cinq enfants issus de ce mariage, mes sœurs, mon frère et moi.
Mon père a agi de la même manière avec la première épouse, et a gardé les enfants en divorçant.
[4] À Rbaate (le "r" roulé), Rabat.
[5] Ddaar lbiida, addar albayda-e, la maison blanche (les r roulés).
[6] Pour son économie, le colonialisme français a fait de Casablanca un grand centre d’affaires, avec un grand port sur l’Océan Atlantique.
[7] Statut octroyé par le colonialisme, l’impérialo-sionisme, qui s’est traduit dans les colonies par la multiplication des "États" supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de servilité dans l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces "États", dont ceux dits musulmans, sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la tromperie, la corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage, l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture, l’enfermement, la négation de l’être humain.
[8] Agadiir (le r roulé).
[9] Inzggaane, Inzgaane.
[10] Que nous utilisions pour jouer au football.
[11] Nous avions également à notre disposition, comme dans les autres maisons, un cuisinier, un homme de ménage, un jardinier, un chauffeur, et autres.
[12] Le r roulé.

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