Il y a presque une trentaine
d’années, j’ai demandé à mon père de raconter par enregistrement son parcours
en l’associant à la situation du Maroc et de ses populations.
Il ne s’était pas empressé de
concrétiser cette idée.
J’ai insisté cependant et il a
fini par accepter.
Je m’occupais de la transcription
et lui envoyais les textes.
Au bout de trois cassettes,
prétextant que son état de santé ne lui permettait pas de fournir les efforts
que nécessitait ce travail, il avait décidé de ne pas continuer.
En dépit de mes lettres
insistantes et de mes appels téléphoniques, je ne suis jamais arrivé à le faire
changer d’avis.
Je pense qu’il s’était rendu
compte qu’il allait se trouver dans l’obligation de parler, même s’il ne le
voulait pas, de certaines choses, et qu’il n’avait aucun moyen de contrôle de
l’usage qui pouvait être fait de son récit.
Ces cassettes permettent d’avoir quelques
informations sur certains évènements, mais sont d’un intérêt limité.
Mon père entretenait des
relations multiples et variées avec « les autres », mais limitait les
rapports avec beaucoup de ses enfants, et des membres de « sa
famille », au strict minimum.
Il s’appliquait à entretenir une
distance à laquelle il tenait énormément.[1]
Cela s’est traduit par des liens
compliqués que connaissent des « familles » décomposées.[2]
J’avais sept ou huit ans.[3]
Nous habitions au quartier de
l’Océan.[4]
Notre maison avait un patio où
j’aimais jouer et auquel je repense avec douceur.
Nous occupions le
rez-de-chaussée, ma belle-mère, mes sœurs, mes frères et moi.
Mon père, lui, avait le premier
étage où son épouse le rejoignait la nuit.
Pour y accéder, mon père passait
cependant par notre espace et y restait un peu parfois.
À
notre tour, nous empruntions les allées de son territoire pour monter à la
terrasse.
Il en a toujours été ainsi.
Une sorte de coexistence dont il avait établi les règles.
À
Casablanca,[5] dans les années soixante, il
occupait un poste « important » dans « l’administration ».
Nous habitions une grande maison
qui était occupée par une famille colonialiste de France.[6]
Au rez-de-chaussée, nous avions
deux grands salons dont un avec de grandes baies vitrées qui s’ouvraient sur le
jardin auquel on pouvait accéder et retrouver la rue par une porte secondaire
assez discrète.
De cette sorte, des visiteurs
pouvaient arriver et repartir sans être vus par les autres occupants de la
maison qui n’étaient pas au salon ni au jardin du côté de la porte discrète.
Ce salon était réservé à mon père
qui y recevait assez régulièrement, de nombreuses personnes.
Partout, il recevait beaucoup de
monde.
J’ai ainsi appris, au cours du
temps, certaines choses sur des hommes dont il a été largement question au
cours de divers événements relatifs au Maroc de « l’indépendance dans
l’interdépendance ».[7]
Toujours dans les années
soixante, mon père a été muté à Agadir,[8] encore
en reconstruction après le tremblement de terre de 1960.
Il avait ainsi à sa disposition
d’énormes moyens matériels, pour l’époque et par rapport au pays.
Nous habitions à une dizaine de
kilomètres, à Inezgane.[9]
La maison de fonction avait été
également, dans le passé, occupée par une famille colonialiste de France.
Elle était encore plus grande que
celle de Casablanca.
Des années plus tard, je ne sais
plus à quelle occasion, et je ne me rappelle pas du lieu, il est revenu sur
cette période, afin de m’entretenir d’un événement survenu pendant son travail.
Il ne me parlait presque jamais
de son travail.
La journée venait de commencer,
lorsqu’une femme venue de France a demandé à le voir.
En la recevant, celle-ci lui a
exposé qu’elle vivait à Agadir, et voulait qu’il l’aide en lui permettant de
consulter les archives, pour compléter sa documentation concernant une reconstitution
du parcours de sa famille dans la région.
Les archives ?
Quelles archives ?
Mon père n’allait pas lui dire
que c’était le dernier souci de « l’administration » au Maroc.
Il s’est renseigné auprès des
agents qui lui ont fait savoir que dans un coin de la cave, étaient conservés
des cartons avec de vieux papiers laissés par les français, et qu’en dépit de
divers événements, du tremblement de terre, des déménagements, ces cartons avaient
suivi, personne ne savait comment, et sans que personne n’ait jamais cherché à savoir
ce qu’ils contenaient exactement.
Mon père a autorisé la femme
venue de France à regarder ce qu’il y avait dans ces cartons, et de prendre son
temps.
Elle était très contente, et a
passé plusieurs jours à éplucher cette documentation.
Et un matin, elle est montée voir
mon père dans son bureau, et lui a tendu un dossier : C’était ce que
l’administration colonialiste notait au sujet de mon père et ce, jusqu’à la
veille de « l’indépendance dans l’interdépendance », alors qu’il
était dans la région, à Tafraoute,[12] non
loin d’Agadir.
Cet
épisode peut s’ajouter à ce que j’ai transmis jusqu’à présent concernant
mon père : Des petites touches, qui peuvent servir à en faire le portrait.
Un de mes neveux, enseignant
universitaire et journaliste, que je vois de temps à autre en France, a parlé
un peu de mon père sur son « blog », au mois de novembre 2006.
Avec sa sensibilité et son goût
de l’élaboration, il a cherché à mettre en relief quelques points des multiples
facettes de son grand-père maternel, et concluait ainsi :
« Il y a quelques jours
à Rabat, j’ai vu de loin, mon grand-père. Il était assis à la terrasse d’un
café, face à la mer. Ses yeux ne fixaient ni les vagues, ni l’horizon. Ils
fixaient le néant. Aujourd’hui, je me sens incapable de porter un jugement de
valeur sur sa personne, ou bien sur sa carrière, ou bien sur ses actes. Je peux
à la rigueur, porter un jugement de fait, sans plus. Un personnage de roman,
voilà. C’est, je crois, tout ce que je suis capable de dire ».[13]
BOUAZZA
[1] Personne ne disait rien quant aux graves
dysfonctionnements dus aux places que nous avions, parents, frères et soeurs au
sein de cette famille.
Je
ne disais rien non plus par exemple sur les injustices criantes, liées aux
préférences accordées, aussi bien par mon père que par ma belle-mère à l’un de
nous qui a toujours profité d’une situation particulière qui lui permettait
d’occuper une place immense, peut-être laissée vacante je ne sais pas comment,
ni par qui.
Il
a peut-être servi de ″comblement″ à je ne sais
quoi.
Il
s’agit du fils aîné de la troisième épouse de mon père.
Il n’y en avait que pour
lui.
Il ramenait tout à lui.
Faisait ce qu’il voulait.
Obtenait tout ce qu’il
désirait.
Encore aujourd’hui, en
dépit de son âge, il est dans ce que les ″psy″ appellent ″la toute puissance″.
Et il poursuit ses pratiques
d’usurpateur qui remontent à loin.
[2] Avec
sa première épouse, mon père a eu deux enfants (un garçon et une fille).
Avec la seconde, ma mère,
cinq (trois fille et deux garçons).
Avec
la troisième épouse, huit (cinq garçons et trois filles).
Mon
père a épousé une autre femme pendant sa retraite et ils ont eu deux enfants
(une fille et un garçon).
En parlant des enfants, il
n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’après avoir été divorcée par mon
père, la première épouse s’est remariée et a eu un enfant (un garçon).
Lorsque
ma mère a été divorcée par mon père, elle a épousé en deuxième et dernières
noces son cousin et ont eu quatre enfants (trois filles et un garçon).
Avec une autre femme, mon
père a eu un garçon que j’ai rencontré à Paris, après le décès de mon père.
À ma connaissance, sans compter ma soeur décédée en
1970, j’ai vingt frères et sœurs.
Mon père a eu peut-être
d’autres enfants que je ne connais pas.
[3] C’était en 1957-1958
(selon le calendrier dit grégorien).
Le Maroc colonisé par la France, venait d’accéder
à ″l’indépendance
dans l’interdépendance″ (en
1956).
J’avais
trois ans, lorsque le mariage de ma mère et de mon père s’est achevée par un
divorce.
Mon
père a fait ce qu’il fallait pour arracher à ma mère les cinq enfants issus de
ce mariage, mes sœurs, mon frère et moi.
Mon
père a agi de la même manière avec la première épouse, et a gardé les enfants
en divorçant.
[6] Pour son économie, le colonialisme français a fait de
Casablanca un grand centre d’affaires, avec un grand port sur l’Océan
Atlantique.
[7]
Statut octroyé par le colonialisme, l’impérialo-sionisme, qui s’est traduit
dans les colonies par la multiplication des "États" supplétifs,
subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission et de servilité dans
l’exécution des ordres des métropoles et autres employeurs.
Ces "États", dont ceux dits ″musulmans″,
sont fondés sur l’imposture, le crime, la trahison, la tromperie, la
corruption, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage,
l’oppression, l’exploitation, le viol, la tyrannie, la torture, l’enfermement,
la négation de l’être humain.
[9] Inzggaane, Inzgaane.
[10] Que nous utilisions pour
jouer au football.
[11] Nous
avions également à notre disposition, comme dans les autres maisons, un
cuisinier, un homme de ménage, un jardinier, un chauffeur, et autres.
[13] Mon père est décédé le
samedi 04 octobre 2008, à l’âge de 86 ans.
Ma mère le samedi 28 juin 2008.
Voir :
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